5

L’avion atterrit à l’aéroport d’Edimbourg à onze heures du soir. Ash sommeillait, le visage contre le hublot. Il aperçut les phares des voitures se dirigeant vers lui, deux berlines allemandes noires qui allaient le conduire avec son escorte jusqu’à Donnelaith. Le voyage n’avait plus rien à voir avec les expéditions à cheval d’autrefois. Il en était content. Non pas qu’il n’aimât pas ces voyages à travers la montagne hostile, mais il était pressé d’atteindre la vallée.

La vie moderne exacerbe l’impatience, se dit-il. Combien de fois, au cours de sa longue vie, s’était-il rendu à Donnelaith pour revoir le lieu où il avait tant perdu et tenter de comprendre son destin ? À une époque, il lui fallait plusieurs années pour parvenir en Angleterre et monter jusqu’aux Highlands. Puis vint le temps où ce ne fut plus qu’une affaire de quelques mois.

Aujourd’hui, quelques heures suffisaient. C’était heureux. Le voyage n’était jamais pénible. C’était plutôt le séjour.

Il se leva lorsque la jeune fille qui l’avait accompagné depuis l’Amérique, Leslie, s’approcha avec son manteau, une couverture pliée et même un oreiller.

— Vous allez vous coucher, ma chère ? s’enquit-il gentiment.

Les employés américains avaient des comportements vraiment étranges. Il n’aurait pas été étonné de la voir arriver en chemise de nuit.

— C’est pour vous, monsieur Ash. Le trajet dure près de deux heures. J’ai pensé que vous pourriez en avoir besoin.

Il sourit tandis qu’elle passait devant lui. Il se demanda ce que pouvait représenter, pour elle un tel voyage vers une contrée lointaine. L’Ecosse devait ressembler à n’importe quel autre endroit où il l’avait emmenée, elle et d’autres employés. Personne ne se doutait de l’importance de ce pays pour lui.

Lorsqu’il posa le pied sur l’escalier, il fut saisi par une bourrasque glacée. Il faisait encore plus froid qu’à Londres. Il regretta la douce chaleur du Claridge et repensa au gitan mince, à la peau sombre et aux cils immenses recourbés comme ceux d’un enfant.

Il passa le dos de sa main sur ses yeux et se hâta de descendre l’escalier pour rejoindre la voiture.

Pourquoi les enfants avaient-ils toujours d’aussi longs cils ? Et pourquoi les perdaient-ils par la suite ? Et comment cela se passait-il pour les Taltos ? En ce qui le concernait, il n’avait aucun souvenir d’avoir été enfant.

— Connaissances perdues…

Combien de fois s’était-il fait cette réflexion ?

Toujours retourner sur ces lieux. Etre incapable d’aller de l’avant sans y retourner pour faire fonctionner son esprit.

On lui avait pourtant répété qu’il n’en avait pas, d’esprit.

À travers la vitre de séparation, il regarda la jeune Leslie se glisser sur le siège du passager. Il était content d’avoir l’arrière pour lui tout seul. Il n’aurait pas supporté de subir la présence d’un humain ni de sentir l’odeur de la douce jeune femme.

L’Ecosse. L’odeur des forêts et de la mer dans le vent.

L’espace d’un instant, il regretta ce voyage. À quoi bon retourner dans la montagne et voir à nouveau les vestiges de son passé ? Il ferma les yeux et revit les magnifiques cheveux roux de la petite sorcière que Yuri aimait aussi follement qu’un adolescent. Il revit ses yeux verts et durs sur la photo. Yuri, tu es fou.

La voiture accéléra. Il ne pouvait rien voir à travers les vitres teintées. Lamentable. Consternant. Aux Etats-Unis, les vitres de ses voitures n’étaient pas teintées. Il n’avait jamais cherché à s’abriter des regards. Il aimait trop voir le monde dans ses couleurs naturelles. Il en avait autant besoin que d’air et d’eau.

Le mieux était de dormir, à condition de ne pas rêver. Une voix le surprit : Leslie s’adressait à lui par le haut-parleur.

— Monsieur Ash, j’ai appelé l’auberge. On nous attend. Voulez-vous vous arrêter quelque part avant ?

— Non, nous y allons directement, Leslie. Servez-vous de la couverture et de l’oreiller pour dormir un peu. Le trajet est long.

Il ferma les yeux mais le sommeil ne venait pas. Ce serait un de ces voyages où il sentirait chaque minute s’écouler, chaque cahot sur la route.

Pourquoi ne pas repenser à ce gitan au visage fin et sombre, aux dents blanches parfaites ? Un gitan riche, peut-être. La sorcière était riche, il l’avait compris dans la conversation. En pensée, il tendit la main vers les boutons de son chemisier blanc, sur la photo, et les défit pour admirer ses seins. Il aperçut leurs pointes roses et toucha les veines bleues sous la peau. Il soupira, laissa échapper comme un sifflement entre ses lèvres et tourna la tête sur le côté.

Son désir était si douloureux qu’il le repoussa. Puis il revit le gitan et ses longs bras allongés sur l’oreiller. Il sentit à nouveau l’odeur des bois et de la vallée qu’il dégageait.

— Yuri, murmura-t-il.

En pensée, il le retourna et se pencha pour embrasser ses lèvres.

C’était trop pénible. Il se pencha en avant, posa ses coudes sur ses genoux et son visage dans ses mains.

— Musique, Ash, dit-il encore.

Il se radossa au siège, appuya sa tête contre la fenêtre, écarquillant les yeux pour distinguer quelque chose à travers la vitre sombre. Il se mit à fredonner tout bas, d’une petite voix de tête, un chant que nul autre que Samuel n’aurait pu comprendre. Et encore, ce n’était pas certain.

 

À deux heures du matin, il demanda au chauffeur d’arrêter la voiture. Derrière la vitre teintée l’attendait l’univers qu’il était venu voir. Il ne pouvait plus attendre.

— Nous y sommes presque, monsieur.

— Je sais. Vous trouverez la ville à quelques kilomètres. Allez-y directement, installez-vous à l’auberge et attendez-moi.

Il n’attendit pas les inévitables protestations et descendit du véhicule en claquant la porte avant que le chauffeur n’ait eu le temps de l’aider. Il fit un petit signe de la main, marcha à grandes enjambées vers le bord de la route et s’enfonça dans la forêt froide et obscure.

Le vent n’était pas trop fort. La lune, barrée par des nuages, jetait une lueur intermittente. Il se retrouva enveloppé par l’odeur des pins d’Ecosse, de la terre froide sous les pieds, des tout premiers brins d’herbe du printemps qu’il écrasait sous ses chaussures et des fleurs à peine écloses.

La rugosité des écorces d’arbres était agréable sous ses doigts.

Pendant un long moment, il marcha dans le noir, trébuchant parfois et se rattrapant à un épais tronc d’arbre. Il ne s’arrêtait pas pour reprendre son souffle. Il connaissait bien cette descente et s’orientait grâce aux étoiles, malgré les nuages qui tentaient de les obscurcir.

Les ciels étoilés lui avaient toujours procuré une émotion étrange et douloureuse. Il s’arrêta enfin en haut d’un promontoire. Il avait un peu mal aux jambes. Mais dans ce lieu sacré, plus important pour lui que n’importe quel endroit au monde, il se rappelait un temps où il n’avait pas mal aux jambes, où il gravissait cette colline à grands pas agiles.

Peu importait. Brusquement, une légère douleur lui rappela les terribles souffrances humaines. Il repensa au gitan dormant dans le lit chaud en rêvant à sa sorcière. La douleur était la douleur, qu’elle fût physique ou morale. Même le plus sage des hommes, des femmes ou des Taltos ne saurait jamais si la pire souffrance était celle du cœur ou celle de la chair.

Il changea de direction et commença à gravir une pente très raide en s’aidant des branches ou des rochers pour se hisser plus haut.

Le vent se leva. Ash avait froid aux mains et aux pieds, mais c’était supportable.

Le sol s’effritait par endroits. Il aurait probablement fait plusieurs chutes si les arbres n’avaient pas été là pour lui servir de rempart.

Il changea à nouveau de direction et trouva le chemin qui serpentait entre deux pentes douces, bordées d’arbres plus que centenaires épargnés par le monde moderne.

Le sentier le mena dans un petit vallon tapissé de pierres coupantes.

Enfin, il émergea dans une petite clairière et chercha des yeux le surplomb rocheux au loin. Les arbres étaient si rapprochés qu’il eut du mal à retrouver le sentier. Il avança en écrasant la végétation sous ses pas, puis tourna sur la droite. En bas, au-delà d’une profonde crevasse, les eaux du loch scintillaient à la lueur de la lune. Et puis, plus loin et plus haut, les ruines squelettiques de la cathédrale.

Il en eut le souffle coupé. Il ignorait que sa reconstruction était à ce point avancée. Il distingua les contours de la cathédrale et, dessous, une multitude de tentes, de petits bâtiments et de lumières pas plus grosses que des têtes d’épingle. Il s’adossa au rocher et parcourut des yeux ce monde loin de tout, dans lequel il ne craignait pas de tomber.

Il savait ce qu’était tomber dans un trou sans fond, et crier, et se débattre sans espoir de freiner sa chute.

Son manteau était déchiré et ses chaussures trempées par la neige.

Pendant un instant, il se laissa envelopper par toutes les odeurs et ressentit un plaisir érotique qui traversa tout son corps. Il ferma les yeux et offrit son visage au vent glacé.

C’est tout près, maintenant. Tu n’as plus qu’à remonter là-bas et à tourner devant le rocher gris sur la droite. Même si des nuages venaient masquer la lune, tu ne te tromperais pas.

Un bruit lointain parvint à ses oreilles. Il crut un moment que c’était l’effet de son imagination. Mais non, c’était bien le rythme lent des tambours et le gémissement des cornemuses, sans mélodie particulière. Il fut soudain pris de panique. Le bruit amplifiait ou, en tout cas, il l’entendait plus distinctement. Le vent se leva puis s’apaisa de nouveau. Le son des tambours venait d’en bas. C’était insupportable. Il grinça des dents et posa la main sur son oreille droite pour ne plus entendre.

La grotte. Avance et entre dans la grotte. Oublie les tambours. Qu’est-ce que cela peut faire ? S’ils savaient que tu étais là, ils joueraient un air pour t’y faire entrer.

De toute façon, ils ne connaissent probablement plus les airs.

Il reprit sa marche et atteignit le rocher. En le contournant, il en effleura la surface froide. La grotte n’était plus qu’à environ six mètres. Son entrée était peut-être cachée par la végétation, mais il savait exactement où elle se trouvait. Il reprit son ascension d’un pas lourd. Le vent sifflait entre les conifères. Il écarta une lourde branche qui lui égratigna le visage et les mains. Peu lui importait. Il arriva enfin devant l’ouverture obscure, s’appuya contre la roche pour reprendre son souffle et ferma les yeux.

Aucun bruit ne parvenait des profondeurs. Il n’entendait que le vent, qui atténuait le son des tambours.

— Je suis là, chuchota-t-il.

Seul le silence lui répondit. Allait-il oser l’appeler ?

Il fit un pas timide, puis un autre. Il avança, les mains posées sur les parois proches, ses cheveux effleurant la voûte basse. Puis le passage s’élargit et l’écho de ses pas lui apprit que la voûte était nettement plus haute à l’endroit où il se trouvait. Il ne voyait absolument rien.

L’espace d’un instant, il eut peur. Avait-il marché les yeux fermés ? S’était-il laissé guider par ses mains et son ouïe ? Il ouvrit les yeux sur l’obscurité. Il avait le sentiment de ne pas être seul. Mais il se refusait à partir en courant, comme un oiseau effrayé, humilié, et de risquer de se blesser dans sa précipitation.

— Je suis là, répéta-t-il. Je suis revenu. S’il te plaît, encore une fois, aie pitié…

Silence.

Malgré le froid, il transpirait. Il sentait la sueur couler dans son dos et autour de sa taille, sous sa ceinture de cuir. Il sentait une humidité grasse et sale sur son front.

— Pourquoi suis-je venu ? demanda-t-il d’une petite voix. Dans l’espoir que tu me prennes à nouveau la main et que tu me consoles.

Toujours rien. L’endroit lui évoquait des souvenirs qu’il n’oublierait jamais. La bataille, la fumée. Les cris. Il entendit sa voix monter des flammes : « … maudit, Ashlar ! Que le monde s’écroule autour de toi avant que ta souffrance ne prenne fin. »

Silence.

Il fallait rebrousser chemin. Aveugle, incapable d’autre chose que de se souvenir, il ne lui restait qu’à partir. Il pivota et se précipita vers la sortie. Lorsqu’il aperçut enfin les étoiles, il poussa un profond soupir et se sentit au bord des larmes. Une main posée sur son cœur, il s’arrêta. Les tambours se firent de nouveau entendre, sans doute parce que le vent s’était apaisé. Ils battaient en cadence, d’abord rapides puis plus lents, comme avant une exécution.

— Non, ne m’approchez pas ! murmura-t-il.

Il devait à tout prix fuir cet endroit. Il ne pouvait rester ainsi, pétrifié par la peur des tambours et des cornemuses, qui jouaient maintenant un air menaçant. Comment avait-il pu être assez stupide pour venir ici ?

À l’aide ! Où étaient ceux qui lui obéissaient au doigt et à l’œil ? Quelle bêtise de les avoir laissés pour grimper seul jusqu’à ce lieu maudit.

Il redescendit. Il trébuchait à chaque pas, son manteau était déchiré, ses cheveux se prenaient dans les branches, mais il s’en moquait. Rien ne l’aurait arrêté.

Le son des tambours était de plus en plus distinct. Ils ne devaient pas être loin. Ferme tes oreilles. N’écoute pas. Il couvrit ses oreilles de ses mains mais la cadence terrifiante battait maintenant dans sa tête, lente et monotone.

Il se mit à courir, déchira son pantalon en tombant, se releva et, un peu plus loin, tomba de nouveau en avant et s’écorcha les mains. Il reprit tant bien que mal sa course mais, soudain, se sentit cerné par les tambours et les cornemuses. Le son s’insinua en lui et il fut incapable de poursuivre sa fuite. Il ouvrit les yeux et aperçut la lueur des torches à travers l’épais rideau d’arbres.

Ils ne savaient pas qu’il était là. Ils n’avaient pas senti son odeur et n’avaient pu l’entendre. Grâce au vent, probablement, qui soufflait dans le mauvais sens. Il posa les mains sur deux troncs de pin et regarda entre les deux, comme derrière les barreaux d’une prison. Ils jouaient et dansaient dans un petit cercle sombre. Comme ils étaient disgracieux ! C’était une vision d’horreur.

Le vacarme assourdissant le paralysait. Il les regarda sauter, pivoter, se balancer en avant puis en arrière. Une petite créature hideuse aux longs cheveux gris pénétra au centre du cercle, leva les bras et se mît à invoquer dans la langue ancienne :

— Ô dieux, ayez pitié ! Ayez pitié de vos enfants perdus !

Regarde, regarde bien, se dit-il. Mais ne te laisse pas prendre par la musique. Ils portent des haillons et leurs épaules sont bardées de cartouches. Ça y est ! Ils prennent leurs pistolets et se mettent à tirer dans tous les sens.

Les flammes des torches se mirent à vaciller sous le vent puis se redressèrent.

Il sentait l’odeur de la chair brûlée, mais elle n’existait que dans son imagination. Ce n’était qu’un souvenir. Il entendait des cris.

— Sois maudit, Ashlar !

Et tous ces cris, et la puanteur de la chair qui brûle.

Un grand cri fendit la nuit et la musique s’arrêta.

C’était lui qui avait crié et ils l’avaient entendu ! Vite ! Courir ! Mais pourquoi ? Vers où ? Tu n’as plus besoin de t’enfuir. Tu n’appartiens plus à cet endroit et personne ne peut te contraindre à en faire de nouveau partie.

Son cœur battait à tout rompre. Le petit cercle d’hommes se resserra, les torches se rapprochèrent et la petite foule avança lentement vers lui.

— Taltos !

Ils avaient capté son odeur. Le groupe s’éparpilla en poussant des cris sauvages puis se reforma.

— Taltos ! cria une voix rude.

Les torches continuaient de se rapprocher.

Maintenant, il distinguait leurs visages tendus vers lui, leurs joues, leurs petites bouches. L’odeur de chair brûlée ! Elle provenait des torches !

— Qu’avez-vous fait ? hurla-t-il en montrant ses deux poings. Vous les avez trempées dans la graisse d’un enfant pas encore baptisé ?

Des hurlements de rire éclatèrent, l’entourant de tous les côtés. Il tourna sur lui-même.

— Misérables ! cria-t-il à nouveau, tellement emporté par la colère qu’il en oubliait toute dignité.

— Taltos, dit l’un d’eux en s’approchant. Taltos.

Regarde-les. Vois ce qu’ils sont devenus. Il serra les poings, prêt à se défendre, à se battre. Il se sentait capable de les soulever un par un pour les jeter à droite et à gauche, si nécessaire.

— Aiken Drumm ! s’écria-t-il en reconnaissant un vieil homme dont la barbe grise tombait jusqu’au sol. Et Robin. Et Rogart, je vous vois.

— Ouais, Ashlar !

— Fyne et Urgart. Je te vois aussi, Rannock.

C’est alors seulement qu’il se rendit compte. Il n’y avait plus aucune femme parmi eux. Tous les visages qui l’observaient étaient masculins. Aucune vieille harpie ne criait en écartant les bras. Pas une seule femme !

Il se mit à rire. Il avança en les forçant à reculer. Urgart leva sa torche pour le menacer ou, peut-être, l’éclairer.

— Urgart ! cria-t-il en se précipitant vers le petit homme comme pour l’étrangler.

Ils poussèrent des cris et s’éparpillèrent dans l’obscurité. Il n’y avait donc que des hommes. Quatorze, tout au plus. Mais pourquoi Samuel ne l’avait-il pas prévenu ?

En riant, il se laissa lentement tomber sur les genoux, puis roula sur le côté et se retrouva allongé sur le lapis de la forêt. Par-dessus les arbres et les nuages, les étoiles brillaient et la lune dérivait vers le nord.

Il aurait dû le savoir. La dernière fois, les femmes étaient toutes vieilles et malades. Elles lui avaient lancé des pierres et s’étaient précipitées sur lui pour hurler dans ses oreilles. Il avait senti l’odeur de la mort. Il la sentait de nouveau, mais ce n’était pas du sang de femme. C’était l’odeur sèche et acre d’homme.

Il se retourna sur le ventre et posa son visage sur le sol, les yeux fermés. Il les entendait s’agiter autour de lui.

— Où est Samuel ? demanda l’un d’eux.

— Dis à Samuel de revenir.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu t’es libéré de la malédiction ?

— Ne me parlez pas de la malédiction ! explosa-t-il.

Il s’assit. Le charme était rompu.

— Ne me parlez pas, ordures que vous êtes !

Il s’empara de la torche d’un petit homme et l’approcha de son visage. C’était bien une odeur de graisse humaine en train de brûler. Il la jeta de dégoût.

— Allez en enfer, race de maudits !

Quelqu’un lui pinça la jambe. Un caillou heurta sa joue, mais sans gravité. Des bâtons le menaçaient de toutes parts.

— Où est Samuel ?

— C’est lui qui t’envoie ?

Puis la voix cassante d’Aiken Drumm domina les autres.

— Nous avions un bon petit gitan pour dîner jusqu’à ce que Samuel l’amène à Ashlar !

— Où est notre gitan ? hurla Urgart.

Des ricanements moqueurs s’élevèrent.

— Que le diable t’emporte, morceau par morceau ! cracha Urgart.

Les battements de tambours reprirent et les cornemuses se remirent à gémir.

— Et vous, allez en enfer, tous autant que vous êtes ! cria Ashlar. Et si je vous y envoyais tout de suite ?

Il se retourna et se mit à courir, dans une direction dont il n’était pas sûr. Mais c’était la bonne. Les cailloux roulaient sous ses pas, les branches fouettaient son visage. Il courut jusqu’à ce qu’il se sente en sécurité. Bientôt, il n’entendit plus ni la musique ni leurs voix. Il était enfin seul.

 

Le cœur battant, les jambes et les pieds douloureux, il ralentit son pas et, au bout d’un long moment, retrouva la route. En posant les pieds sur l’asphalte, il eut l’impression de sortir d’un rêve et d’entrer de nouveau dans le monde qu’il connaissait, vide, froid et silencieux. Les étoiles constellaient le ciel. Le vent avait cédé la place à une douce brise.

À l’auberge, Leslie l’attendait. Elle ne put retenir un petit cri en le voyant et lui prit rapidement son manteau en lambeaux. Elle lui tint la main pour monter l’escalier.

— Comme il fait bon, ici, dit-il.

— Oui, monsieur. Tenez, votre lait.

Elle avait posé un grand verre de lait près du lit. Il le but d’un seul trait tandis qu’elle lui déboutonnait sa chemise.

— Merci mon petit, merci.

— Il faut dormir, monsieur Ash.

Il s’écroula sur le lit et sentit le gros édredon de plumes recouvrir son corps. L’oreiller était moelleux et le lit confortable le plongea dans son premier sommeil.

La lande, ma lande, le loch, mon loch, mon pays.

Traître à ta propre race.

Le lendemain matin, il prit un rapide petit déjeuner dans sa chambre pendant que son personnel faisait les préparatifs du retour. Il leur avait annoncé qu’il n’irait pas à la cathédrale. Oui, il avait lu les articles des journaux. Saint Ashlar, oui, il avait entendu parler de cette légende aussi. La jeune Leslie était déconcertée.

— Nous ne sommes pas venus pour voir le lieu saint ?

Il haussa les épaules.

— Une autre fois, mon petit.

À midi, ils atterrissaient à l’aéroport de Londres.

 

Samuel l’attendait près de la voiture. Ash, vêtu d’un costume de tweed impeccable, d’une chemise blanche propre et d’une cravate, examina le petit homme. Ses cheveux roux étaient correctement peignés et son visage avait l’air aussi respectable que celui d’un bouledogue.

— Tu as laissé le gitan tout seul ?

— Il est parti pendant que je dormais, avoua Samuel. Je ne l’ai pas entendu s’en aller et il n’a laissé aucun message.

Ash réfléchit un long moment.

— C’est aussi bien, j’imagine. Pourquoi ne m’as-tu pas dit qu’il n’y avait plus aucune femme ?

— Pas fou. Je ne t’aurais pas laissé y aller s’il y avait eu des femmes. Tu aurais pu le deviner, mais tu ne réfléchis pas. Tu ne comptes pas les années. Tu t’amuses avec tes jouets et ton argent et tu oublies l’essentiel. C’est d’ailleurs pour cette raison que tu es heureux.

La voiture les emmena vers la ville.

— Tu vas retourner dans ta salle de jeux perchée dans le ciel ? demanda Samuel.

— Non. Tu sais bien que non. Il faut que je retrouve le gitan. Il faut que je découvre le secret du Talamasca.

— Et la sorcière ?

— Oui, dit-il en souriant. Je dois trouver la sorcière aussi. Au moins pour toucher sa chevelure rousse, embrasser sa peau blanche et boire son odeur.

— Et ?

— Et quoi ? Comment le saurais-je, petit homme ?

— Tu sais très bien.

— Laisse-moi tranquille. Si cela doit être, alors mes jours sont bel et bien comptés.

 

Taltos
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